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Faut-il payer les parlementaires au Smic ?

Par Olivier Costa, Directeur de recherche au CNRS, Centre Émile Durkheim, Sciences Po Bordeaux

Le mouvement des “gilets jaunes” a été l’occasion d’un vaste débat critique sur les institutions politiques françaises.

Il a vu ressurgir un discours antiparlementaire considérant les élus comme des privilégiés et suggérant qu’il conviendrait de les indemniser à hauteur du Smic ou du salaire médian. Cette mesure serait, selon ses promoteurs, une façon de réintroduire de la justice sociale, d’économiser les deniers publics et d’avoir des représentants reflétant mieux la société française et faisant l’expérience du quotidien des classes modestes. Elle pose toutefois trois problèmes.

Tout d’abord, la plupart des informations qui circulent, notamment sur les réseaux sociaux, quant à la situation matérielle des parlementaires sont obsolètes et erronées. Au-delà des infox, elles ne prennent pas en compte les nombreuses réformes que sont l’interdiction du cumul des mandats, l’alignement du système de retraite des députés sur le régime commun, le contrôle de l’utilisation des frais de mandat, l’interdiction de l’emploi des proches, la suppression d’avantages divers… Aujourd’hui, un député français gagne 5.300 euros nets par mois, imposables et soumis à la CSG. Il dispose d’une enveloppe mensuelle pour rémunérer ses collaborateurs et d’une avance pour couvrir ses frais de mandat ; ces sommes ne constituent pas des revenus dont il peut user librement, et sont soumis à justificatifs. Certes, les Chambres ont encore des progrès à faire en termes de contrôle de l’utilisation de certains fonds alloués à leurs membres (frais de « taxis, téléphone et courrier » ou d’équipement informatique), de transparence de leurs activités annexes, de lutte contre les conflits d’intérêts. Mais la question de la rémunération des parlementaires semble être un faux problème, à la fois du point de vue de son coût (0,03 % du budget de la France) et du train de vie effectif des élus.

En deuxième lieu, si l’indemnité des parlementaires est confortable, elle ne semble pas extravagante. D’abord, elle ne l’est pas par voie de comparaison avec les autres démocraties occidentales. Ensuite, la plupart des parlementaires pourraient prétendre à des fonctions mieux rémunérées s’ils travaillaient dans le secteur privé ou même dans le secteur public. Si le niveau de leur indemnité pose problème, c’est surtout parce que certains citoyens ne comprennent pas que le mandat parlementaire est une activité à temps plein qui ne permet pas, sauf exception, de conserver une activité professionnelle, et que l’échelle des rémunérations est mal connue. Rapportée au Smic (1.120 Euros nets) ou au salaire médian (1.710) ou moyen (2.225), l’indemnité parlementaire est certes substantielle. Mais elle doit aussi être rapportée aux revenus d’un cadre moyen (4.284, selon l’Insee), d’un buraliste (3.989), d’un médecin généraliste (6.835 euros par mois) ou d’un commandant de bord (13.500 euros chez Air France). Les députés figurent certes parmi les 5 % des salariés français les mieux payés, mais ces derniers représentent plus d’un million de personnes – auxquels il faut ajouter les professions libérales et les chefs d’entreprises.

En troisième lieu, il faut s’interroger sur l’attractivité du mandat parlementaire. Celui-ci réclame un investissement personnel et des compétences importants. La fonction de député ou de sénateur, lorsqu’elle est correctement assumée, est très exigeante : elle implique de nombreux déplacements, un agenda très chargé, à Paris comme en circonscription, et laisse peu de temps à la vie de famille. En outre, être un élu efficace – et pas uniquement un tribun – implique de connaître les institutions, de maîtriser la manière dont on fait les lois et les politiques, et d’avoir quelque expérience de l’action publique. Il n’est pas nécessaire d’avoir fait l’ENA pour cela : de nombreux élus ont développé des compétences au fil de leur carrière professionnelle, de leurs mandats locaux ou d’engagements politiques, syndicaux ou associatifs. On se souviendra toutefois des moqueries qui ont visé, après les élections législatives de 2017, la candeur et le manque de connaissances de certains députés novices. Il est vrai que le Parlement a besoin de membres ayant une connaissance approfondie de la chose publique : rédiger ou amender une loi, passer en revue l’action de l’exécutif, examiner les traités soumis à ratification, adopter le budget, analyser les propositions de normes européennes, faire remonter les demandes qui s’expriment dans les territoires sont autant de tâches qui requièrent des compétences spécifiques et un investissement à temps plein des élus.

Si les parlementaires étaient payés au smic ou au salaire médian, les Chambres verraient sans doute leur influence se réduire un peu plus encore. Elles seraient principalement composées de cinq types d’élus. Il y aurait d’abord des parlementaires disposant d’une fortune personnelle, souvent peu au fait des conditions de vie du commun des mortels ou ayant choisi de siéger pour le seul bénéfice de leurs sociétés ; on oublie un peu vite qu’à l’époque du supposé « bénévolat » des parlementaires, la fonction était réservée à une élite fortunée et que le trafic d’influence était monnaie courante. L’Assemblée attirerait aussi un nombre croissant de retraités, qui peuvent cumuler indemnité et pension, ce qui contribuerait à accentuer encore la surreprésentation de cette catégorie de la population. Il y aurait sans doute, en troisième lieu, davantage d’élus complaisants, prêts à se mettre au service d’intérêts privés afin de bénéficier de rémunérations ou d’avantages complémentaires à leur indemnité ; le propos peut choquer, mais l’expérience montre qu’il y a un rapport direct entre le niveau de rémunération des agents publics et leur capacité à résister aux sollicitations. Siégeraient aussi un grand nombre de députés consacrant leur temps à d’autres activités professionnelles, et ne s’investissant de ce fait qu’a minima dans le travail parlementaire. Enfin, une indemnité très réduite dissuaderait certains citoyens de faire de la politique, notamment une partie de ceux qui disposent de la meilleure connaissance du fonctionnement des institutions ou des politiques publiques. On peut aimer la chose publique et se soucier de ses conditions de vie.

Paradoxalement, réduire drastiquement l’indemnité des élus ne serait donc pas de nature à améliorer la fidélité de la représentation, du point de vue des catégories socio-professionnelles. En effet, si les citoyens les plus aisés, les retraités, les hauts fonctionnaires et les professions libérales ont toujours été surreprésentés à l’Assemblée comme au Sénat, c’est parce qu’ils peuvent, plus facilement que des employés ou des indépendants, prendre le risque de s’investir en politique et revenir à la vie civile en cas d’échec électoral. La rémunération attractive des parlementaires permet d’encourager les citoyens qui ne bénéficient pas de cette sécurité à envisager une candidature.

L’organisation des Assemblées parlementaires françaises mérite sans aucun doute d’être adaptée à l’évolution des attentes des citoyens. Le statut des élus a déjà été révisé en profondeur et d’autres réformes sont à l’agenda : réduction du nombre de parlementaires, limitation du cumul des mandats dans le temps, dose de proportionnelle… Désormais, il faut sans doute réfléchir à la pertinence de la recherche systématique de l’autorité symbolique par les chambres – la pompe, les ors, le protocole, la solennité – qui ne semble plus en phase avec l’image que les électeurs se font de la démocratie représentative. Il reste que priver les parlementaires d’une rémunération décente ou des moyens de travailler n’est pas le plus sûr moyen de moderniser nos institutions. Dans un pays où l’exécutif concentre l’essentiel des pouvoirs, où les hauts fonctionnaires et les membres des cabinets jouent un rôle central dans l’action publique, et où celle-ci est de plus contrainte par des engagements européens et internationaux, il faut au contraire faire de sorte que nos élus soient compétents et impliqués, et leur donner les moyens de développer leur propre expertise et de faire entendre la voix des citoyens et des territoires qu’ils représentent.